• Le sujet : Shakespeare a écrit « L'objet du théâtre a été dès l'origine et demeure encore de présenter pour ainsi dire un miroir de la nature et de montrer à la vertu son portrait, à la niaiserie son visage et au siècle même et à la société de ce temps quels sont leurs aspects et leurs caractères ». Pensez-vous que cette affirmation rende totalement compte de la fonction du théâtre ?

    On dit que le théâtre est l'art de l'illusion. Shakespeare fait pourtant dire à l'un de ses personnages, dans Hamlet : « L'objet du théâtre a été dès l'origine et demeure encore de présenter pour ainsi dire un miroir de la nature et de montrer à la vertu son portrait, à la niaiserie son visage et au siècle même et à la société de ce temps quels sont leurs aspects et leurs caractères ». La fonction du théâtre est-elle seulement d'être un miroir de la réalité ? Après avoir examiné le bien-fondé de l'affirmation de Shakespeare, nous la nuancerons en constatant que le théâtre déforme souvent la réalité. C’est que cet art n'a pas besoin d'être réaliste pour atteindre ses objectifs.

     

    En utilisant la métaphore du miroir, Shakespeare veut dire que le théâtre a pour fonction de représenter au spectateur un tableau réaliste du monde. Ce qui se joue sur scène représente la vérité des comportements humains, qu’ils soient individuels ou collectifs. Au théâtre, le spectateur voit des hommes et des femmes agir et discuter comme dans la vraie vie ; mais il n’est pas partie prenante, il est à l’écart comme un observateur, et peut donc réfléchir sur ce qu'on lui donne à voir. En quelque sorte, l'objet du théâtre est de dire aux spectateurs : « Regardez comment vous êtes. Voyez comment l'homme peut se montrer grand et vertueux, mais aussi comme il peut être bête ».

    Shakespeare souligne ainsi la portée morale du théâtre, sa volonté d’édification : c’est le sens de l’expression « montrer à la vertu son visage ». C'est, selon lui, le rôle du théâtre « dès l'origine ». En effet, dans l'Antiquité, on considérait le théâtre comme un moyen d'éducation morale et civique. Tous les citoyens assistaient aux représentations. Au XVIIème siècle, le théâtre classique met sur scène des personnages héroïques, exemplaires par leur conduite noble et généreuse. Ainsi, dans Cinna, de Corneille, l'empereur Auguste pardonne à Cinna qui avait comploté contre lui pour l'assassiner, et fait donc preuve de clémence et de magnanimité. Au XXème siècle encore Giraudoux affirme : « Le spectacle est la seule forme d’éducation morale ou artistique d’une nation ».

    Le théâtre, selon Shakespeare, présente aussi « à la niaiserie son visage » : il met en lumière des défauts humains pour s'en moquer. C'est la comédie de caractère qui prend pour sujet les comportements ridicules de certains individus, et grossit jusqu'à la caricature des défauts qui ont existé de tout temps : le dramaturge latin Plaute dans sa comédie Aulularia (la Marmite) met en scène un avare, que Molière reprend ensuite dans son personnage d'Harpagon. Les personnages de niais sont légion au théâtre : ce sont par exemple des maris cocus, dans la comédie grecque d'Aristophane La Nuée des cocus, ou dans les vaudevilles de Courteline, Feydeau ou Labiche. Mais c'est Molière qui imagine un personnage de niais particulièrement réussi avec Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme : à la fois benêt et vaniteux, lui qui ne connaît pas les bonnes manières se met dans la tête de devenir un gentilhomme et se rend ridicule en cherchant à imiter les nobles. Molière reconnaît également la valeur éducatrice du théâtre en affirmant « le premier devoir de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant. »

    Shakespeare donne encore pour fonction au théâtre de montrer « au siècle même et à la société de ce temps quels sont leurs aspects et leurs caractères ». Effectivement le théâtre ne s'intéresse pas à l'homme seulement en tant qu'individu, il l'envisage aussi en tant qu'être social. Il s'adresse à la société de son temps pour en critiquer les défauts, que ce soient des comportements sociaux ou des questions politiques. Ainsi Aristophane dans Les Guêpes se moque de l'habitude des Athéniens de son époque de faire des procès pour n'importe quoi : son personnage, le vieux Philocléon, atteint d'une maladie qui est la manie de juger, va jusqu'à organiser un procès contre son chien qui a volé du fromage. Au XVIIème siècle, Molière critique la société de son temps en se moquant de la préciosité dans Les Précieuses ridicules, et des dévôts hypocrites dans le Tartuffe. Victor Hugo exprime ses pensées progressistes sur le plan littéraire mais aussi sur le plan politique dans son théâtre : son personnage Ruy Blas, qui un homme du peuple, montre plus de noblesse d'âme que Don Salluste, un grand d'Espagne. Certains dramaturges vont plus loin dans l'engagement politique, comme Bertolt Brecht qui ose écrire en 1941 La Résistible ascension d'Arturo Ui, une transposition burlesque de la prise de pouvoir d'Adolf Hittler. A l 'époque de la seconde guerre mondiale également, en 1942, Jean Anouilh défend l'idée de résistance au pouvoir dans Antigone. Plus largement, le théâtre est une réflexion sur la vie. Ainsi les auteurs du « théâtre de l'absurde » au XXème siècle montrent que la vie n'a pas de sens : Beckett dans En attendant Godot souligne le manque de communication entre les hommes et l'absurdité du monde.

     

    Donc le théâtre, selon Shakespeare, offre au spectateur le reflet du comportement humain et de la société. Pourtant ce n'est pas une simple reproduction du réel, car le théâtre déforme la réalité. Hugo affirme ainsi dans la préface de Cromwell : « Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de l'art ».

     

    Les personnages de théâtre sont en quelque sorte stylisés, simplifiés, leurs traits sont grossis. Ils présentent moins de profondeur que les personnages de roman. Souvent on ne connaît pas leur passé ou on l'apprend par bribes. Ils peuvent se réduire à des types, des personnages caricaturés dans la comédie : le jeune amoureux, le vieillard grincheux et avare, le valet rusé sont des personnages types qui existent depuis la comédie antique,et que l'on retrouve chez Molière : Scapin dans les Fourberies de Scapin est un habile valet qui aide son jeune maître Léandre à extorquer de l'argent à son vieux père Géronte. Inversement dans la tragédie, les personnages sont grandis  : ils représentent non l'homme tel qu'il est, mais tel qu'il devrait être. On rencontre ainsi des personnages exceptionnels dans le mal (Médée qui tue ses propres enfants), la passion (Phèdre amoureuse de son beau-fils Hippolyte et qui se suicide), ou le bien (Polyeucte, dans la pièce éponyme de Corneille, est un martyr chrétien qui refuse de renoncer à sa foi). Le théâtre contemporain pousse parfois très loin ce refus du réalisme : Jean-Luc Lagarce, dans Histoire d'amour, refuse même toute identité à ses personnages en les nommant simplement « le Premier Homme », « le Deuxième Homme », « La Femme ».

    Les sentiments et les situations tranchent également avec la réalité de tous les jours. Selon Ionesco « le théâtre est dans l'exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. » Le cadre spatial et temporel réduit, qui accentue les situations, les rend extrêmes. C'est vrai dans le théâtre classique et sa règle des trois unités qui resserre l'espace et le temps. La tragédie représente un moment de crise exceptionnelle : les passions s'exacerbent par exemple parce que l'état est en danger. Dans Horace, de Corneille, c'est parce que Rome, en guerre contre Albe, a choisi Horace comme champion pour la représenter contre la cité ennemie qu'Horace se trouve écartelé entre son devoir envers sa patrie, et l'amour qu'il éprouve pour Sabine, son épouse albaine. C'est vrai aussi dans le théâtre contemporain. Dans Art de Yasmina Réza, l'action se joue en une soirée au cours de laquelle un élément déclencheur – l'expression de goûts opposés sur un tableau d'art moderne- conduit trois amis à s'entredéchirer dans une atmosphère partagée entre le comique et le psychodrame. L'action resserrée au théâtre provoque aussi des raccourcis, des « coups de théâtre » qui paraissent peu vraisemblables, comme le retour inopiné de Thésée dans Phèdre.

    Enfin, la représentation elle-même éloigne le spectacle théâtral de la réalité. Le mot « théâtral » évoque quelque chose de factice, de faux. Les décors peuvent simplement suggérer un lieu sans le représenter de façon réaliste, comme dans la mise en scène du Médecin malgré lui de Jean Meyer en 1973 : de simples toiles peintes représentaient une forêt dans la scène d'exposition. De même, l'expression « un geste théâtral » donne l'idée d'un geste exagéré. Si les sentiments sont amplifiés, le jeu l'est également, de façon variable selon les époques et les genres. Dans le comique on peut aller jusqu'à la farce et ses jeux de scène, ses coups de bâton (comme dans la scène de la galère dans les Fourberies de Scapin). On peut avoir des passages chantés, des jeux à la manière de la commedia dell'arte (par exemple dans la mise en scène du Médecin malgré lui de Dario Fo). Si l'on joue maintenant les tragédies classiques avec une diction plus proche du phrasé naturel, comme dans les mises en scène de Patrice Chéreau, autrefois les acteurs accentuaient le tragique par le ton et les gestes. Enfin les monologues, courants au théâtre, se rencontrent peu dans la vie réelle, et les apartés dans lesquels les acteurs s'adressent au public rappellent qu'on assiste à un spectacle.

     

    On constate donc que le théâtre n'est pas une simple reproduction de la réalité. Son objet premier n'est pas la recherche du réalisme, car les fonctions qu'il remplit ne le nécessitent pas.

     

    En effet, si, comme le dit Shakespeare, le théâtre montre à l'homme la vérité de ce qu'il est pour le faire réfléchir, il n'a pas besoin de le faire de façon réaliste. Le sens d'une pièce peut être symbolique. Ainsi, lorsque dans Rhinocéros de Ionesco, les citadins se transforment les uns après les autres en rhinocéros, on peut comprendre cette métamorphose comme l'oubli de leur humanité : la pièce est une mise en garde contre l'abrutissement, le conformisme et la bêtise. Quand les personnages de La Cantatrice chauve, du même auteur, échangent des propos sans plus de signification qu'un dialogue de la méthode Assimil, c'est un moyen pour l'auteur de « grossir les ficelles de l'illusion théâtrale » et d'exprimer l'absurdité de la vie. De même, le choix du décor n'est pas toujours réaliste : un décor épuré, avec une ambiance créée par des jeux de lumière permet de marquer des oppositions entre des personnages. Pour Brecht aussi, tout ce qui rappelle au spectateur qu'il est au théâtre, qu'on est dans le factice, donc qui provoque la distanciation, est un moyen de faire réfléchir le spectateur. Enfin le décor, les positions et les déplacements des personnages peuvent également s'interpréter de façon symbolique.

    Le théâtre ne vise pas seulement à faire réfléchir, il cherche aussi à provoquer des sentiments, des émotions, à faire rire des défauts des hommes en les exagérant, à bouleverser en montrant des passions démesurées. Selon Pierre-Aimé Touchard qui fut administrateur de la Comédie-Française, le théâtre veut « montrer à l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa joie, sa crainte, sa cruauté, lui faire prendre conscience de ses virtualités, de ce qu'il serait en un monde sans entraves ». Pour le philosophe grec Aristote, théoricien du théâtre dans l'antiquité, la tragédie suscite chez le spectateur la terreur et la pitié ; le fait qu'il s'agisse d'une représentation du réel (mimésis en grec) et non de la réalité, permet la catharsis, la purification de ces passions.

    Enfin il ne faut pas oublier que le théâtre est un spectacle, qui cherche à séduire le spectateur, à le faire rêver, à l'émerveiller. Des décors spectaculaires, des masques et des marionnettes, les costumes, le maquillage, les accessoires contribuent à enchanter le spectateur, ou à le faire sortir de la réalité quotidienne. Déjà dans l'Antiquité il existait des machines permettant de faire apparaître sur scène, de façon inattendue, un acteur jouant un dieu, d'où l'expression « deus ex machina ». Aujourd 'hui les moyens techniques permettent aux metteurs en scène de donner libre cours à leur imagination pour nous emmener loin de la réalité : ainsi l'Ile des esclaves de Marivaux a donné lieu à des mises en scène très diverses et surprenantes, comme celle d'Irina Brook, présentée à la manière d'une comédie musicale, ou encore celle de Paulo Correia à Nice en 2011, accompagnée de vidéos spectaculaires, et qui transpose l'action dans un monde de science-fiction.

    Conclusion à ajouter

     


    votre commentaire
  • Un site intéressant ici sur le lieu théâtral, avec des images qui illustrent les différents dispositifs scéniques.


    votre commentaire
  • Une adaptation filmique de la première scène de Dom Juan.


    votre commentaire
  • Il s'agit de la mise en scène de Michel Kacenelenbogen, à Bruxelles, en 2008.

     


    votre commentaire